
Le miracle dans l’Evénement historique moderne
(Une clé moderne pour la construction de communautés et pour toute réforme sociale)
- Décembre 2019 -
Résumé:
Cet article explore les raisons pour lesquelles les événements historiques modernes trahissent sans cesse les idéaux universels qui les inspirent. S'appuyant sur les développements de la Renaissance en matière de conscience individuelle, la philosophie poststructuraliste française et la science spirituelle de Rudolf Steiner, développée par Yeshayahu Ben-Aharon, il montre que les impulsions universelles s'inversent lorsqu'elles entrent dans le domaine social. Ce renversement se produit lorsque l'ego privé s'approprie les forces universelles, provoquant des révolutions et des mouvements sociaux qui se manifestent sous leur forme opposée. Cependant, l'article identifie également une voie vers le contre-renversement grâce au développement intérieur conscient et à l'éveil éthique provoqué par la rencontre avec l'Autre, selon Emmanuel Lévinas. Un exemple contemporain, le mouvement “Incredible Edible”, illustre comment une initiative authentique et décentralisée peut surmonter la stagnation bureaucratique et permettre un véritable renouveau social. L'article soutient que la construction durable d'une communauté nécessite non seulement des structures ou des idéaux, mais aussi une subjectivité transformée, capable de porter les impulsions universelles sans les déformer.
***
Victor Hugo, vers la fin de sa vie, écrivait sous le titre “liberté, égalité, fraternité”(1):
“Depuis 6000 ans la guerre
Plaît aux peuples querelleurs,
Et Dieu perd son temps à faire
Les étoiles et les fleurs.
(…)
Les carnages, les victoires,
Voilà notre grand amour,
Et les multitudes noires
Ont pour grelot le tambour.
(…)
Notre bonheur est farouche;
C’est de dire: Allons! Mourons!
Et c’est d’avoir à la bouche
la salive des clairons.”

Si nous investiguons cette question avec honnêteté, nous la reconnaîtrons non seulement ‘au-dehors’, sur la scène du monde, en y incluant tout particulièrement le destin de la Société Anthroposophique à la mort de Rudolf Steiner, mais aussi au coeur de notre propre vie, de notre expérience vivante de l’Anthroposophie, dans nos tentatives sincères de construire des organisations, des communautés, des groupes ou simplement des partenariats fondés sur des idéaux et des principes universels. C’est seulement en regardant face à face cette question, en la voyant clairement, en la reconnaissant, en l’entendant nous interpeller, que nous pouvons chercher le remède, la clé de sa ré-solution. Cette clé est à trouver au sein de l’Anthroposophie (ou Science de l’Esprit) fondée par Rudolf Steiner, et elle attend d’être dé-couverte et activée par des scientifiques modernes de l’esprit. Seule une investigation en profondeur de cette question, permet à la fois de trouver les concepts clé qui nous manquaient jusque-là et de comprendre comment agir pour réaliser nos idéaux, comment peut-être réaliser les changements sociaux auxquels nous aspirons tous, auxquels l’Humanité aspire.
Afin de nous approcher de cette clé et trouver les forces de la dé-couvrir (car en vérité elle ne peut être trouvée et activée que par un lecteur qui en fait l’expérience), nous commencerons par un bref récapitulatif du contexte de notre question. Ensuite nous tournerons notre attention vers nos propres philosophes français post-structuralistes de la deuxième moitié du XXème siècle. Ils ont investigué la même question sans aucune connaissance de l’Anthroposophie. En suivant leurs recherches, nous pouvons renforcer les muscles de notre penser, et faire l’expérience, avec ces philosophes extraordinaires, avec ces «artistes des concepts», de leur luttes et de leurs exploits. Cela nous aidera à faire l’expérience du concept clé derrière tout événement historique, et nous permettra de gagner (et cette victoire devra être répétée inlassablement à tout instant) le fil d’Ariane pour sortir sans danger du labyrinthe des événements sociaux modernes. Nous pourrons regarder les luttes de l’humanité, ainsi que celles des philosophes français post-structuralistes avec une compréhension toute spéciale, acquise à travers le travail du scientifique de l’esprit Yeshayahu Ben-Aharon qui y a dédié toute sa vie, dans la continuité de Rudolf Steiner.
Il est largement accepté que c’est seulement depuis la Renaissance que les êtres humains ont commencé à se reconnaître comme ayant des valeurs humaines universelles partagées par tous. A cette époque, les humains commencèrent à devenir conscients d’eux-même en tant qu’une seule humanité pour la première fois. Jacob Burkhardt formula cette thèse en 1860. Cela signifie que l’universel en tant que tel, appelé diversement Dieu, Nature ou Idée fut saisi par l’individualité humaine de manière personnelle pour la première fois dans l’histoire. L’individualité humaine commence à se ressentir comme émancipée de toute religion extérieure et de toute autorité sociale, sentant que ce qui était auparavant transcendantal est maintenant devenu immanent, intérieur, voire l’essence même de l’être humain. Comme preuve de cette thèse, les historiens font remarquer la reconnaissance progressive des droits et valeurs humaines universelles, au-dessus des races, nations, genres, religions et positions sociales avec: “l’acte de La Haye” en 1581 (2), la “Pétition des Droits" votée par le parlement d’Angleterre en 1628 (3), la “Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis” (4) où l’idée de liberté est centrale en 1776, “la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen” en 1789 et la “Déclaration Universelle des Droits de l’Homme” votée le 10 décembre 1948 à Paris par les 58 Etats qui constituaient alors l’Organisation des Nations Unies. Avec de telles déclarations, des idéaux politiques nouveaux sont formulés en même temps que liberté, égalité et fraternité sont envisagés comme les conditions d’une vie sociale saine. En parallèle, les sciences de la Nature trouvent leur forme moderne universelle, utilisant le langage des mathématiques comme langage international pour découvrir, formuler et utiliser les lois naturelles universelles.
Comme le fait remarquer Yeshayahu Ben-Aharon: «plus les humains deviennent individualisés, plus ils désirent universaliser» (5). Et plus loin: «L’observation essentielle est que ce qui est individualisé, c’est précisément l’universel. L’individualité humaine se ressent comme un être humain universel précisément à force de faire l’expérience d’elle-même comme une personnalité privée».
Ce contexte historique étant posé, laissons à nouveau résonner la question initiale: pourquoi les idéaux universels qui animent les événements historiques modernes sont-ils continuellement trahis et se manifestent si souvent à l’envers ?
Et maintenant, suivons les lignes de penser (ou « lignes de fuite » (6) d’un penser vraiment pur qui se libère du carcan des représentations figées) initiés par Gilles Deleuze et Alain Badiou au sein des philosophes français post-structuralistes de la deuxième moitié du XXème siècle (et jusqu’à aujourd’hui), avant de nous élancer avec Yeshayahu Ben-Aharon le long des lignes de penser de la Science de l’Esprit moderne. Nous verrons comment les points de vue se complètent et se fructifient, faisant germer des éléments de réponse à l’intérieur de nous-même.
Au XVIIème siècle, du temps de Spinoza, explique avec verve Gilles Deleuze à ses étudiants le 16 décembre 1980 (7) à Vincennes, cette question était déjà au cœur de toutes les réflexions philosophiques. Il dit : «On fait semblant aujourd’hui de découvrir le problème de la révolution trahie ! Il faut pas charier ! Tout le XVIIème siècle est plein de réflexions là dessus, comment est-ce qu’une révolution peut ne pas être trahie ? Non, il faut pas croire que c’est un nouveau problème de 1975, avec les droits de l’homme, ou avec la découverte qu’il y a un goulag en Russie. La révolution, elle a toujours été pensée par les révolutionnaires à partir de ceci : Comment ça se fait que ce truc-là [la révolution] soit constamment trahi ? Or l’exemple moderne, l’exemple récent, contemporain de Spinoza c’est la révolution de Cromwell qui a été le plus fantastique traître à la révolution que lui même, Cromwell, avait imposée. »

Gilles Deleuze exprime la question initiale, comme il se la pose lui-même en 1980 de façon brûlante et en la transposant chez les hommes et femmes du XVIIe siècle : «Comment vivre encore alors que la révolution est trahie et semble avoir comme destination d’être trahie? (…) Qu’est ce que ce type a fait ? (…) Cromwell est vécu, là je crois que j’exagère à peine, à cette époque comme Staline aujourd’hui. » Ayant compris cette réalité tragique, les hommes éclairés du XVIIe siècle évitent de parler de « révolution » remarque Gilles Deleuze, Spinoza le premier. Il faut attendre le deuxième tiers du XXème siècle pour que le concept philosophique d’ ‘événement’ apparaisse sur le devant de la scène (indépendamment du courant Anthroposophique) porté notamment par Gilles Deleuze, Jacques Derrida (9), Michel Foucault (10) et Alain Badiou : le concept d’événement (11), bien plus vaste et riche que celui de révolution.
Gilles Deleuze dira : « Dans tous mes livres, j’ai cherché la nature de l’événement.» (12) Pour Gilles Deleuze, il s’agit de « comprendre l'événement pur dans sa vérité éternelle, indépendamment de son effectuation spatio-temporelle, comme à la fois à venir et toujours déjà passé suivant la ligne de l'Aiôn » (13). Et dans Qu’est-ce que la Philosophie, il écrit: «Devenir digne de l’événement, la philosophie n’a pas d’autre but». Gilles Deleuze situe l’événement au niveau d’un plan d’immanence qui ne se trouve pas au niveau du présent mais en-deçà, en tant que passé et futur virtuels, actifs autour du présent qui les actualise. L’événement est le Temps pur qui s’actualise dans le présent, toujours déchiré par le présent, s’actualisant à travers la fêlure du ‘je’. L’événement est la blessure, la mort du Temps par son actualisation dans le présent de l’espace sensible. Pour Deleuze, les événements font partie d’un champ continu.
En polarité, Alain Badiou les voit comme des exceptions “transcendentallement discontinues”. Alain Badiou, en s’appuyant sur la théorie mathématique des nombres et des ensembles, articule le concept d’événement avec les concepts de vérité et de sujet: la vérité éclate dans l’événement et se propage comme une flamme poussée par le souffle d’un effort subjectif inépuisable. Pour Badiou la vérité n’est pas une affaire de théorie mais « une question pratique », quelque chose qui arrive. En cela, « chaque vérité est à la fois singulière et universelle » : non l’adéquation ou la correspondance d’un savoir à son objet mais une exception événementielle et « un procès d’où émerge quelque chose de nouveau ». La vérité événementielle, en acte, s’oppose au principe mondain de l’intérêt (ou principe utilitaire). Dans la philosophie de l’événement d’Alain Badiou, nous pouvons pressentir, inexprimé et inexploré, le souffle de la parole de Saint Jean (14:6): «Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie.»
Cependant l’histoire ne constitue plus la trame même de la vérité pour Badiou, mais simplement sa médiation occasionnelle. La vérité n’est plus un cheminement historique souterrain qui soudain affleure dans l’événement. Elle est post-événementielle. Elle relève de la déclaration sans antécédents, du pur avènement. « Entièrement subjective », elle est affaire de « pure conviction » (14). Fort similaire à la révélation, elle demeure cependant, précise Badiou, un processus « et non une illumination », mais un processus tout entier contenu dans le commencement absolu de l’événement dont il est simplement la fidèle continuation. C’est pourquoi, contrairement à Kant (et à Hannah Arendt), pour qui la vérité de la révolution française est à chercher dans le regard désintéressé des spectateurs, la vérité selon Badiou n’est vérité que pour ses acteurs. Il faut aller la chercher (ou l’écouter surgir) chez Robespierre ou Saint-Just, certainement pas chez Furet et chez les historiens thermidoriens.
Daniel Bensaïd dans “Alain Badiou et le miracle de l’événement” (15) reproche à Alain Badiou que «l’histoire devient alors proprement miraculeuse, et la politique de l’événement une sorte de révélation.» Mais n’est-ce pas justement là que se trouve la lucidité d’Alain Badiou? Pour reprendre le terme qu’il utilise dans son livre Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Alain Badiou semble identifier dans l’événement un potentiel de «grâce laïcisée». En allant plus loin que Daniel Bensaïd, ne peut-on pas pressentir qu'Alain Badiou nous parle, sans le nommer, du “Je suis la Lumière du Monde” (Jean 8:12), un “Je suis” très proche de chacun de nous, au coeur de chacun de nous, voix d’une conscience qui commence à s’éveiller … en chaque moment événementiel de la vie?
Et pour Badiou, l’anti-thèse de l’événement, c’est sa pétrification, sa matérialisation bureaucratique qui caractérise le «désastre». C’est ce que Gilles Deleuze appelle la trahison de l’événement. Mais Alain Badiou, comme Gilles Deleuze ne peuvent que constater cette dégradation de l’événement, en décrire les différents aspects. Ils ne peuvent ni complètement expliquer ce qu’est l’événement, ni percer le mystère de sa pétrification répétée engendrant «l’universelle horreur» (16).
Pour aller plus loin et résoudre l’énigme de l’histoire moderne, nous devons suivre les lignes de penser de Rudolf Steiner au sujet de la relation primordiale entre les mondes spirituels (où les idéaux universels résident) et le monde physique où les êtres humains s’évertuent à les réaliser. Tout le travail et l’oeuvre de Rudolf Steiner tend à montrer que le ‘renversement’ est l’archétype, la relation principale entre les mondes spirituels et physique, à tous les niveaux et dans tous les domaines. Ainsi, dans Connaissance des Mondes Supérieurs, il écrit que les perceptions dans les mondes physique et astral sont inversées entre elles, comme des «images en miroir» (17). Il décrit également la nature renversée des communications avec les ‘sphériens’ et tous les êtres spirituels, le renversement ente la plante et l’être humain (18), le renversement du travail des anges dans le corps astral individuel et aussi, dans le contexte historique moderne, le renversement des principales imaginations cosmiques dans le monde physique (19).
Poursuivant ces ‘lignes de penser’, le scientifique de l’esprit Yeshayahu Ben-Aharon introduit un concept de l’Evénement (L’Evénement Spirituel du XXème siècle) qui prolonge les lignes de penser (ou ‘lignes de fuite’) de Rudolf Steiner et va bien plus loin que le concept d’ ‘événement’ des philosophes post-structuralistes. Ben-Aharon a développé une méthode pour travailler avec cet Evénement de façon consciente. Il l’appelle ‘Singularisation’ et la décrit dans son livre The Event in Science, History, Philosophy & Art. Utilisant cette méthode, il nous conduit à penser en dehors du “soi” représenté cartésien afin d’atteindre «les champs de vie non-organique des mondes cosmiques ouverts du penser pur». De là, Ben Aharon nous propose une vision du phénomène archétypal (Ur-phenomenon) en histoire moderne.
Tout d’abord il nous amène à réaliser que «l’Histoire reflète le processus du devenir de l’Humanité». Puis, progressivement, il nous amène à penser et ressentir profondément, individuellement la différence entre les idéaux universels et leur réalisation en histoire, ce paradoxe de l’événement trahi exprimé par Gilles Deleuze, décrit par Alain Badiou et nombre de philosophes modernes, avant de nous faire découvrir le concept archétypal, clé de l’énigme: «le concept de renversement comme Ur-phénomène (ou phénomène archétypal) en histoire moderne»(20).
Approchons ensemble ce concept renouvelé en suivant directement les lignes du penser de Yeshayahu Ben-Aharon: «L’observation essentielle est que ce qui est individualisé, c’est précisément l’universel. L’individualité humaine se ressent comme un être humain universel précisément à force de faire l’expérience d’elle-même comme une personnalité privée. Nous en arrivons à réaliser que c’est dans la nature de la modernité elle-même que l’universel est individualisé en tant de personnes d’une part, et que l’individu est perçu comme individu seulement parce qu’elle est enracinée dans les universaux d’autre part. Mais privatisation de l’universel et généralisation de l’individuel signifient un renversement mutuel des deux. La force universelle est mise au service d’un ego privé, personnel, et ce même ego personnel se sent élargi par là-même à la taille de l’universel. Transformer l’universel en l’individuel ne signifie rien d’autre que l’individuation de l’universel, qui transforme et renverse l’universel et en fait une possession personnelle, privée. Au même moment, l’universalisation de l’individu permet au soi, à l’ego d’étendre son égoïsme privé et d’en faire un égoïsme universel. Universalité égoïste d’une part, et égoïsme universel d’autre part se mélangent pour donner un double renversement. En d’autres termes, la modernité signifie précisément cela: placer le contenu et la force de l’universel (Dieu, Nature ou Idée) entre les mains de la personnalité humaine individuelle et privée, lui donnant des moyens, de façon de plus en plus puissante, de contrôler, changer et réaliser cette force dans sa vie économique, politique et culturelle, ainsi que de l’utiliser dans la recherche et la manipulation de la nature. Un ego privé qui contrôle les forces de Dieu, Nature et Idée, les fait siennes et les utilise pour ses priorités personnelles dans la vie sociale et dans la nature.»(21)
Le concept de renversement rend les ténèbres de l’histoire moderne transparentes. Emancipé des contraintes extérieures (dogmes, traditions, religions, famille, …), l’individu privé fait siennes et contrôle les forces universelles. C’est pourquoi nous observons dans l’histoire humaine la réalisation de l’exact opposé des idéaux et valeurs universelles de l’humanité. Les révolutions anglaise et française du XVIIIème siècle en sont des archétypes. Les trois révolutions du communisme-Bolshevique, du fascisme-Nazi et du capitalisme américain hégémonique en sont des réalisations plus récentes.
La réalisation en leur opposé des idéaux universels a bien sûr été identifiée par les historiens. Cependant, la cause du processus est mal interprétée car le phénomène archétypal (Ur-phenomenon), à savoir le phénomène du renversement dans l’individuation de l’universel, n’est pas compris.
Il est possible de faire l’expérience directe de ce qui est signifié par le concept de renversement, en renforçant son âme et son penser suffisamment. Il est aussi possible d’en prendre conscience dans la rencontre avec autrui. En effet, l’autre peut souvent éclairer le renversement que je ne vois pas, au sein de mon égoïsme personnel. Encore faut-il qu’un espace d’écoute et de confiance ait été instauré. Que ce soit par un travail individuel ou par un travail communautaire, il devient ainsi possible de contre-renverser le renversement, de surmonter l’égoïsme privé, de le transformer en porteur de l’impulsion du Soi Universel. L’Evénement peut alors se manifester dans sa forme initiale porteuse de vie et de créativité. Yeshayahu Ben-Aharon met en lumière de façon précise ce processus, montrant comment l’Evénement est à la fois la source du renversement et du contre-renversement de la conscience individualisée, et nous montre aussi comment nous pouvons éveiller la vie de cette réalité comme un outil de transformation spirituelle. A ce moment, saisir un événement objectif signifie être saisi de façon réciproque par LUI.
Décrivons maintenant l’exemple d’une individu qui a initié un changement social positif pour la société, tout en laissant la/le lectrice/lecteur trouver par elle/lui-même les éléments de cet exemple qui sont des moments de renversement et de contre-renversement.

Pam Warhurst était dans le train de Londres qui la ramenait chez elle à Todmorden dans le Yorkshire. Elle revient d’un meeting frustrant et infructueux. Elle se sent extrêmement frustrée et désespérée. Pamela a toujours été quelqu’un avec un fort sens moral et elle a toujours travaillé pour des associations caritatives, des ONG’s ou des organisations gouvernementales impliquées dans l’amélioration et le changement de la société pour résoudre des problèmes. A présent, elle se trouve dans un train devant une bouteille de vin, faisant l’expérience du désespoir et du découragement. Toutes ses années d’expérience à travailler pour des réformes économiques, sociales et écologiques lui ont appris ceci: quelles que soient les bonnes intentions, quel que soit le nombre de ceux qui se rassemblent pour une cause, en réalité il n’est jamais possible de réaliser quoi que ce soit! Jamais! Toute impulsion et toute bonne idée est détruite, et tout groupe et organisation qui a essayé de les réaliser est brisé et rendu inefficient par une combinaison de bureaucratie, problèmes de financement et l’impossibilité pour des groupes de travailler ensemble. Au coeur de ce moment de désespoir, Pamela se souvient avoir pensé: ou bien je bois toute la bouteille et j’abandonne complètement … ou je dois trouver quelque chose de nouveau, je dois FAIRE quelque chose, maintenant! Elle se demanda alors: qu’est-ce que je peux faire maintenant, sans demander de financement et sans retard bureaucratique, qui soit ouvert et puisse potentiellement impliquer tout le monde, et bénéficiera à tous et permettra de réellement faire la différence?
L’idée jaillit d’une action immédiate et atteignable. Une fois rentrée à la maison, elle discuta cette idée autour de la table de cuisine avec quelques amis. Elle avait l’idée d’utiliser la nourriture comme fondation: tout le monde a besoin de manger et tout le monde fait partie du problème. Elle voulait utiliser la nourriture pour rassembler et éduquer les gens sur l’écologie et sur comment produire la nourriture. Elle avait l’idée de construire un parterre de plantes comestibles, dans un espace public à l’abandon, et inviter toute personne à cueillir elle-même le produit de la récolte. Elle appela cela un ‘parterre de propagande’ parce qu’elle ne tentait pas un grand projet pour nourrir toute la ville, mais en débutant simplement avec un parterre, elle espérait susciter l’intérêt, faire que les gens se rencontrent, parlent et réfléchissent aux questions du partage, de la production de la nourriture et des communautés locales. Ses amis autour de la table adoptèrent immédiatement l’idée et se portèrent volontaires pour planter un parterre avec un minimum de matériel et de plantes.
Ils réquisitionnèrent un endroit à l’abandon, jonché de détritus à la périphérie de la partie de la ville économiquement défavorisée. Le terrain appartenait à la mairie locale mais, forte de sa longue expérience, Pamela savait que si elle faisait une demande officielle, elle serait noyée sous la paperasse bureaucratique et si elle obtenait finalement une réponse ce serait probablement ‘non’. Alors elle et quelques volontaires décidèrent d’aller de l’avant, nettoyèrent le terrain, y construisirent un parterre où ils plantèrent des plantes comestibles et laissèrent un panneau disant: ‘Servez vous’!
Le parterre provoqua l’intérêt local. Les volontaires organisèrent une réunion pour en parler et furent surpris de voir que 60 personnes avaient répondu à l’appel. Les 60 personnes, telles une seule, adoptèrent l’idée. Elles aussi s’étaient senties frustrées et impuissantes à faire changer les choses dans le bon sens. Elles sentirent toutes qu’elles pouvaient contribuer à ce projet et qu’il pouvait faire la différence.
A partir de cette idée initiale et de ce premier acte, la ville entière commença à changer et à s’améliorer: aujourd’hui les initiatives éthiques et écologiques du mouvement ont transformé la ville au point de relancer l’économie locale qui était auparavant périclitante. La communauté des acteurs d’ “Incroyable Comestible”, mutuellement solidaire et active, a grandi pour devenir un puissant agent pour l’éducation sociale et environnementale et pour le changement, permettant aux résidents de continuellement créer la vie locale qu’ils souhaitent réellement et cela, dorénavant, avec l’aide et le support enthousiastes des collectivités locales, de la mairie, des fournisseurs de services et des entreprises. L’idée a si bien pris qu’elle s’est répandue dans le monde et est devenue globale. (22)

Comment tout cela a-t-il pu arriver à partir de l’idée initiale de Pamela et le petit acte d’un petit groupe de volontaires? Qu’est-ce que Pamela et les autres ont fait pour démarrer ce changement et lui permettre de continuer, évitant les problèmes liés aux personnes travaillant ensemble, la bureaucratie et le financement, tous ces facteurs qui en général font que les idéaux les plus élevés se ‘renversent’ en leur opposé?
Une chose ressort de l’expérience de Pamela, c’est le rôle important joué par la rencontre avec l’autre. L’autre semble avoir joué un rôle de révélation dans la reconnaissance de l’intuition pure, contre-renversée, inspirant l’engagement d’autres individus à continuer à contre-renverser les renversements récurrents.
Ce phénomène a été remarqué par un cinquième philosophe français post-structuraliste, Emmanuel Lévinas, qui a développé sa philosophie et son éthique sous la forme d’une description et d’une interprétation de l’événement de la rencontre avec l’autre. Pour Lévinas, la relation irréductible, l’épiphanie du face à face, la rencontre avec l’autre, est un phénomène privilégié dans lequel, à la fois la proximité et la distance de l’autre personne sont fortement ressenties. L’Autre se révèle précisément dans son ‘altérité’, non pas dans un choc qui nierait le ‘je’ mais comme le phénomène primordial de la douceur. Dans Éthique et Infini, l’une de ses oeuvres majeures, Lévinas définit la morale comme un absolu qui règle l’existence avec une rigueur implacable et désigne la relation à autrui, ce qu’il nomme la responsabilité-pour-autrui. Selon lui, la relation à autrui est asymétrique : la réciprocité des actions ne peut pas être attendu par le sujet, il doit agir sans savoir ce qu’autrui fera, même si le sujet doit y laisser sa vie. Ainsi, Lévinas renverse la morale de l’autonomie développée par Kant (dont l’autonomie était le point névralgique) : c’est l’hétéronomie du sujet qui rend la morale impérieuse.
Yeshayahu Ben-Aharon, suivant les lignes de penser de l’Anthroposophie nous conduit encore plus loin, vers le coeur infini de l’Evénement, «le “non pas moi mais l’Autre en moi”, [qui] est un nouveau centre humain de être-soi, d’identité; il aura toujours déjà imprimé, non, in-carné dans ‘ma’ chair, une révélation du fait que ma chair, mon corps n’est justement pas ‘mien’ mais LE-SIEN, LA-SIENNE. Cette brisure et ouverture du ‘je’, ‘ego’, ‘soi’ au “non pas moi mais l’Autre en moi”, me donne le pouvoir de me tenir en dehors de moi-même. C’est l’ ‘autre en moi’ en tant que responsabilité primordiale, inconditionnelle pour la terre et tous ses enfants. Ici Lévinas trouve le seul endroit où l’humanité moderne, les enfants de Caïn, peuvent commencer à renverser le renversement originel et renverser la réponse interrogative fondamentalement cynique de Caïn: “Suis-je gardien de mon frère?”, en une nouvelle réponse qui deviendra aussi primordiale et constitutive d’une future subjectivité que l’acte originel de Caïn est constitutif de notre individuation égoïste: “Oui, je deviendrai le gardien de mon frère!” » (23)

***
Victor Hugo, vers la fin de sa vie, écrivait sous le titre “L’ascension humaine” (24):
“L’homme n’est pas autre chose
Que le prête-nom de Dieu.
Quoi qu’il fasse, il sent la cause
Impénétrable, au milieu.
(…)
Euclide trouve le mètre,
Le rythme sort d’Amphion,
Jésus-Christ vient tout soumettre,
Même le glaive, au rayon;
(…)
Dante ouvre l’ombre et l’anime;
Colomb fend l’océan bleu …
C’est Dieu sous un pseudonyme,
C’est Dieu masqué, mais c’est Dieu.”
(1) “Les chansons des rues et des bois” Livre II (Sagesse), Chapitre III “Liberté, égalité, fraternité” - Victor Hugo, 1865
(2) L’Acte de La Haye est rédigé par les Etats Généraux des Pays Bas le 26 juillet 1581, proclamant l’indépendance des Provinces Unies
(3) La Pétition des Droits (Petition of Right) fixe les libertés imprescriptibles des sujets du roi d’Angleterre. Elle demeure l’un des textes essentiels de la Constitution de l’Angleterre. Elle fut rédigée par le Parlement d’Angleterre alors que la révolution commençait à gronder et fut votée en mai 1628.
(4) “La Déclaration Unanime des treize Etats unis d’Amérique” est un texte politique par lequel les 13 colonies britanniques d’Amérique du Nord ont fait sécession de la Grande-Bretagne le 4 juillet 1776
(5) The Event in Science, History, Philosophy & Art - Yeshayahu Ben-Aharon, 2011, p.83
(6) Ligne de fuite : « La ligne de fuite est une déterritorialisation. (...) Fuir, ce n'est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu'une fuite. C'est le contraire de l'imaginaire. C'est aussi bien faire fuir, pas forcément les autres, mais faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau... Fuir, c'est tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie. » (Gilles Deleuze, Dialogues, avec Claire Parnet, Ed. Flammarion, 1977, p. 47.)
(7) Voir la transcription du cours à : www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=117
(8) La révolution anglaise a abouti au jugement et l’exécution du roi d’Angleterre Charles Ier le 30 janvier 1649, plus d’un siècle avant la révolution française de 1789. Olivier Cromwell succède au roi avec le titre de « Lord Protector ». A sa mort en 1658, la royauté est bientôt rétablie avec l’avènement de Charles II.
(9) Voir l’essai de Jacques Derrida de 1965 “La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines” publié dans L’écriture et la différence. Il y écrit: «Peut-être s’est-il produit dans l’histoire du concept de structure quelque chose qu’on pourrait appeler un ‘événement’ (…). Quel serait donc cet événement? Il aurait la forme extérieure d’une rupture et d’un redoublement.” Plus loin, il tente de situer cet ‘événement’: “Si l’on voulait néanmoins, à titre indicatif, choisir quelques ”noms propres” et évoquer les auteurs de discours dans lesquels cette production s’est tenue au plus près de sa formulation radicale, il faudrait sans doute citer la critique nietzschéenne de la métaphysique, des concepts d’être et de vérité auxquels sont substitués les concepts de jeu, d’interprétation et de signe (de signe sans vérité présente) ; la critique freudienne de la présence à soi, c’est à dire de la conscience, du sujet, de l’identité à soi, de la proximité ou de la propriété à soi; et, plus radicalement, la destruction heideggerienne de la métaphysique, de l’onto-théologie, de la détermination de l’être comme présence.» Ainsi, Derrida situe un ‘événement’ comme ayant eu lieu entre les époques de Nietzsche, Freud et Heidegger. Les années 1930’s se situent au milieu!
(10) Voir l’essai de Philippe Sabot intitulé “Le statut de l’événement dans la pensée de Michel Foucault”
(11) Voir L’être et l’événement de Alain Badiou, Deleuze: une philosophie de l’événement de François Zourabichvili, ou La phénoménologie en question, chapitre ‘phénoménologie de l’événement’ de Françoise Dastur.
(12) Gilles Deleuze, Pourparlers, Ed. Minuit, 1990, p. 194.
(13) Gilles Deleuze, Logique du Sens, 1969, p.172
(14) Alain Badiou, Saint Paul, Paris, Le Seuil, 1997
(15) Voir Daniel Bensaïd dans son ouvrage Résistances - Essai de Taupologie générale au chapitre II « Alain Badiou et le miracle de l’événement »
(16) Alain Badiou, Théorie du sujet, Paris, Le Seuil, 1982.
(17) pour le renversement entre les perceptions des mondes physique et astral, comme des «images en miroir», on peut méditer Comment acquérir des connaissance sur les Mondes Supérieurs, ed. Triades 1989, p.195-196
(18) pour le renversement entre la plante et l’être humain, on peut méditer par exemple la conférence du 12 août 1908 (GA 105)
(19) pour le renversement des imaginations cosmiques dans l’histoire moderne, on peut méditer les conférences La chute des esprits des ténèbres, GA 177.
(20) The Event in Science, History, Philosophy & Art, Yeshayahu Ben-Aharon, Ed. 2011, page 82
(21) ibid. page 84
(22) Voir le site: http://lesincroyablescomestibles.fr/
(23) The Event in Science, History, Philosophy & Art, Yeshayahu Ben-Aharon, Ed. 2011, page 165
(24) “Les chansons des rues et des bois” Livre II (Sagesse), Chapitre III “Liberté, égalité, fraternité” - Victor Hugo en 1865
